Courants de pensées

Les fenêtres claquent dans mon colombier. La rue Malaparte est le royaume des courants d’air. Les cloches de St Sulpice sonnent à pleine volée, marquant ainsi la fin de la messe, ponctuant ce samedi.

A la librairie La Procure, je cherche sans succès “Explorateurs de l’abîme” d’Enrique Vila-Matas, ce recueil de nouvelles dont une a été soufflée, demandée par Sophie Calle. Je passe au rayon “Histoire” et découvre avec surprise, sur le présentoir, en tête de gondole, le livre de mon grand-père, les récits de guerre de Romain Darchy.

Je me revois la semaine dernière, ouvrir ce livre, ce bloc, au Café d’Orient, à Beyrouth. Ce lieu s’était imposé à moi pour ouvrir ce pavé du passé, à l’heure du thé. L’horizon dégagé, le front de mer, le ciel dont la couleur se rapprochait au plus près du “bleu horizon” appelaient mon grand-père. J’avais plongé dans les mots, comme je plongeais dans la méditerranée, ses courants chauds, cet été à Jbeil ou Conca dei Marini.

Lestée par ce bloc, cette histoire si lourde à porter, j’ai sombré dans les profondeurs. En cet endroit, les couleurs n’existent plus, les sons sont assourdis, l’air est absent. Seuls les courants, les ondes marines ballottaient, caressaient mon corps. Le froid endormait la souffrance. Allais-je disparaître dans les lignes, dans ses mots, cachée, introuvable, enterrée vivante, comme le fut mon grand-père ? Je me débattais dans l’eau glaciale. Ma main que je secouais, a lâché le livre. Aussitôt, je me suis sentie happée vers la surface. L’air a empli à nouveau mes poumons.

En terminant le livre, en tournant la dernière page, je tournais de même une page de ma vie. La magie du Liban avait eu lieu une deuxième fois. Oui, un bloc de plus, s’était détaché de moi. J’avais vécu une répétition, une réplique au tremblement de terre de l’été 2010.

Je me suis réveillée dans ma chambre, celle dont la porte ouvre sur la mer.

Mise à mort récurrente

Combien de temps vais-je encore faire ce rêve récurrent ?

Je me suis réveillée vers 5h, le cœur battant à mille à l’heure. Je me lève pour noter ces images fugaces, qui s’enfuient, disparaissent à la vitesse de la lumière.

Le bruit de l’hélicoptère m’a définitivement réveillée. C’est le 14 juillet, et mon quartier est entièrement bouclé pour permettre aux troupes, chars et chevaux de se positionner.

Le son des sabots des chevaux contre le pavé crée un écho et me transporte dans le passé. Cependant,  l’odeur de diesel, de ce carburant qui alimente les chars, m’envahit et me fait fermer à regret, les fenêtres ;  j’ai eu le temps d’apercevoir ce ciel plombé. Mais cette journée doit être belle et le bleu du ciel emplit mon monde.

Je me lève pour graver ces mots, cette douleur, ces images éphémères qui ne vont pas tarder à s’envoler.

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Il me semble que je suis dans un hôtel, avec de vastes suites identiques. L’architecture de l’habitat est splendide et présente des similarités avec celle des ateliers des îles Fogo. Dans mon rêve, la nature n’a pas la rugosité de ces îles canadiennes.  Un parc immense où se cacher, disparaître, borde notre maison.

Je ne sais ce qu’il se passe, mais nous (ma famille proche) sommes poursuivis. La situation semble inextricable et nos vies en danger.

Je peux voir nos cousins arrêtés par des individus armés. Si la vie des trois enfants est épargnée, l’horreur ne leur est pas, puisqu’ils assistent à l’exécution de leurs parents. Je vois de loin les cadavres de J. et M. et l’effroi de leurs trois enfants.

L’habitation suivante est la nôtre.  Mon inquiétude est à son paroxysme. Un silence de mort règne dans notre maison. Nous sommes tous terrés, cachés, pour tenter d’échapper à ces agresseurs.

Les allemands et la gestapo (car nous sommes en pleine seconde guerre mondiale), me découvrent immédiatement. Ils n’essaient pas de me soutirer une quelconque information. Mon sort semble scellé, sans aucune autre forme de procès.

Puis ce sera au tour de mon père et de ma sœur. Ma mère semble absente de ce cauchemar. Mon frère épargné, disparaît de mon champ de vision.

A ce moment, je deviens à la fois spectatrice et victime de ce rêve, puisque je subis la violence de ces fous. Ils arrivent à me maîtriser, me tirent par les cheveux,  me plaquent contre un arbre.

Comme si j’étais une autre personne, mais il s’agit bien de moi même, j’assiste à mon exécution, à ma mise à mort.

Je vois ces hommes trancher ma tête avec une hache, d’un coup franc et net.

Je peux voir mon propre cadavre, et celui de ma sœur. Les têtes sont détachées du corps. Nos visages semblent calmes, reposés. Aucune trace de sang ne macule nos vêtements.  Dans un désespoir abyssal, un chagrin vertigineux, je n’ai rien pu faire pour nous sauver.

Je m’inflige, une nouvelle fois, cette double peine : celle d’agoniser, de mourir et de regarder vivre nos derniers instants, en souffrant d’être démunie, de n’avoir rien pu faire, pour ma soeur.

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Pourquoi vouloir inventer à travers ces rêves ce qu’aurait vécu mon père lors de l’arrestation par la gestapo, de mon grand-père, Romain Darchy, alias « noël », résistant ?

Pourquoi mon père m’a donné son nom de code de résistant, comme prénom ? Tout cela m’a donné une force immense pour surmonter l’absurdité de ma vie, ma prison mentale.

Sans ce prénom, ma vie aurait-elle été autre ? Aurais-je autant souffert ? Aurais je eu ce goût pour la peinture, l’écriture, comme l’avait mon grand-père, à la fois si proche et inconnu, si présent et absent ?

Romain Darchy, alias “Noël” – 1895-1944

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Pourquoi ai-je imaginé un autre scénario ?

N’est-ce pas tout simplement suffisamment traumatisant, de vivre à 11 ans, l’arrestation de son père et de savoir qu’il subit la torture la plus horrible, qu’il souffre, qu’il tient bon, qu’il garde le silence, qu’il ne dira rien, qu’il est en train de mourir, qu’il ne reviendra jamais, qu’il se sacrifie pour sauver ses compagnons de résistance, mais qu’il a fait le choix, dans un certains sens, d’abandonner les siens, sa famille, au profit de ses convictions.

N’est-ce pas cela, que je ne peux m’empêcher de vivre, tous les jours, depuis toujours ?