En lisant L’autoportrait au visage absent de Jean Clair, a surgi un trait d’union qui me manquait pour relier l’oeuvre de Giacometti à celle de Bacon.
“Ce trait qui se transformera en marque cruciforme, apparaît comme une incision au vif d’un front, d’une lèvre, d’un nez…. Il est l’incision, à partir de laquelle tout le reste de la figure est frappé d’incertitude.Cette caractéristique se dégagera peu à peu, jusqu’à imposer aux figures une rigoureuse frontalité qui les fait saillir vers nous, et jusqu’à réduire les visages à n’être plus que des lames de couteau, tranchant l’espace en direction de notre regard.” Jean Clair, Autoportrait au visage absent, Gallimard, sur Giacometti, page 162-163
Bacon et Giacometti ont en commun, la souffrance, le cri à venir, l’angoisse de la mort.
Leurs oeuvres hurlent la souffrance de la mort ressentie au coeur de la vie, ou d’une certaine manière, ils voient la vie, sous les apparences de la mort.
Plus exactement, de fil en aiguille, en lisant ces deux chapitres de J.Clair sur Giacometti, je me suis remémorée les dessins de Giacometti, je les ai mis en perspective avec les peintures de Bacon et alors est venue l’idée de les “assimiler”;
Oui, car, chez les deux artistes, la déformation, la décomposition, le sombre, la violence, l’effroi, le cri sourd, la mort sont prégnants.
“To make a head really lifelike is impossible, and the more you struggle to make it lifelike the less like life it becomes.”–Alberto Giacometti
Bacon est sans rival quant à la déformation des corps et des visages.
Giacometti se focalise de manière obsessionnelle sur les yeux, et cela, à l’infini, en boucle, car il n’arrive pas à donner vie, à ces cavités creuses, qui renvoient à la mort, l’effroi :
A.Giacometti, Tête sur tige, 1947
Plâtre, 54 x 15 x 15 cm avec tige (tête seule : 15 x 5 x 19 cm)
Coll. Fondation Alberto et Annette Giacometti, Paris
Regardez ce visage, qui a rendu la vie, s’est rendu à la mort. Avec de surcroît cette tige qui porte ce visage, cette tige est-elle ce qu’il reste du corps, ou alors, est-ce le signe d’une victoire proclamée haut et fort, la victoire de la mort ?
Cette face, ce visage sont anonymes, ne sont que souffrance ; l’artiste semble avoir capturé l’instant après le trépas, où le corps s’est rendu ; il semble avoir assisté à l’agonie de cet être.
A propos de la mort de son ami T., Giacometti a écrit :
« Immobile, debout devant le lit, je regardais cette tête devenue objet, petite boîte, mesurable, insignifiante. A ce moment-là une mouche s’approcha du trou noir de la bouche et lentement y disparut. »
La morbidité de cette tête est renforcée par la couleur blanche, blanche comme la mort, et aussi par la distance qui semble naturellement s’imposer entre celui qui regarde et cette tête.
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Je rapproche le côté squelettique des statues de Giacometti …. aux crucifixions de Bacon et en particulier celle de 1933.
Francis Bacon, Crucifixion, 1933
L’homme qui marche, A.Giacometti
L’homme qui marche a une touche égyptienne. Un Dieu égyptien, ce qu’il reste de la momie, marque la distance avec notre humanité, notre pauvre humanité. Sa structure, son ossature, son squelette ressortent particulièrement.
Le visage ci-dessous est acéré. Le nez semble être une épée, une arme, un couteau fait pour tuer.
La structure qui entoure cette tête de pendu, ce squelette, fait penser à une cellule de torture, où le pendu rencontrera la mort.
Mais j’ai été également frappée à quel point certains tableaux sont “proches” :
Ces cavités des yeux, la posture assise, la douleur, l’absence, sont bien communes.
Le cri retenu chez Giacometti, explose chez Bacon.
Francis Bacon, et Alberto Giacometti ont été marqués par la folie humaine de la seconde guerre mondiale, la folie des camps, de l’horreur absolue, de la déshumanisation poussée à son paroxysme.
Quand je prends au hasard quelques tableaux de francis Bacon, les deux peintres ont bien des points en commun : folie, cris, souffrance, absence, distance, mort, déformation, ….
Francis Bacon : Pape Innocent d’après Vélasquez
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Gilles Deleuze décrit ainsi dans Francis Bacon : Logique de la sensation :
Il faut peindre le cri plutôt que l’horreur. Le cri, la souffrance, la convulsion des corps suppliciés constituent une lutte entre les forces de la vie et celles de la mort, un agencement singulier et provisoire des forces actives et réactives.
Chez Bacon, les visages ne sont plus des faces qui nous regardent. Ces visages ne sont que des morceaux, des lambeaux de chair, de viande : ce qui a été appelé la « tête-viande ».
Tableaux de F.Bacon qui m’inspirent la “tête viande” mentionnée par Gilles Deleuze
Chez Giacometti, il ne reste plus rien du visage, parti dans l’au-delà. Le visage, le corps sont souvent squelettiques. La chair n’est plus. Ces squelettes sont ossatures, ce qu’il reste de l’être dont Giacometti capture la silhouette. Le visage est absent, n’est qu’absence.
Giacometti ne semble voir que la mort dans le vivant. Bacon ne semble voir que la souffrance, dans la vie. L’acédie (Akedia), dans un certain sens (dépression, mortification…), les relie, joint également leurs œuvres.
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