Les miroirs – The mirrors

Personne ne peut savoir si le monde est fantastique ou réel, et non plus s’il existe une différence entre rêver et vivre.  Jorge Luis Borges

Pourquoi ne retiens-je que les reproches, les mots blessants et fais abstraction ou déforme ce qui peut être doux ou prévenant  ?

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Lorsque je m’aperçois dans un miroir, je ne vois qu’une épave -la mienne-, que vermine, qu’une silhouette défigurée, décomposée.

C’est normal que les hommes ne veuillent pas de moi, me trouvent si répugnante. Comment ai-je pu oser penser que je pourrais apporter de la douceur, du rêve à un homme ? Je ne suis qu’un cauchemar que les hommes hurlent. Je ne suis personne, je n’existe pas ; Aucune raison d’avoir à m’oublier.

Je ne me supporte plus. Je ne vois pas d’issue à mon enfer et l’enfer, que je suis pour les autres ; ce poids, cette horreur, que j’ai toujours été.

Je fuis les miroirs et commence à me mettre en tête une stratégie d’évitement des miroirs, tant mon reflet, mon image m’angoissent, me terrorisent.

Des morceaux de tissus fins, des étoffes légères recouvrent désormais les trois miroirs de mon appartement. Je ne me maquille plus, évite, dans les rues, le métro, les surfaces en verre, les vitres et vitrines, qui pourraient réverbérer mon ombre, dessiner mon esquisse.

Pourquoi une telle image ?  J’imagine que les hommes me voient ainsi, en épave. Quelle est la part de vérité ? Comment les hommes me voient, vraiment ?

J’ai lu et entendu, les mots écrits et prononcés par ces hommes, après que je sois bannie. Les hommes ne viennent pas à moi, mais me fuient.

J’ai gravé dans ma tête, comme on grave une pierre, que je suis vieille, que mon corps vieillit, que je ne suis que lutte acharnée contre le temps, que mes paupières sont flétries, que je suis “en formes” et non “en forme”, que je n’ai pas trop de ventre, donc que j’en ai beaucoup, que la graisse marque mes cuisses de traits blancs, que la peau de mon ventre, lorsque je la pince, a la couleur blanche et le toucher flasque du gras. La peau de mon ventre est désormais composée de stries, de plis.

Est ce que mes miroirs sont déformés ? Mes yeux, mon regard déforment-ils mon image, pour qu’elle corresponde, à ce que j’imagine être mon image, auprès des hommes ?

Par quelle chimie, par quel processus, comment, l’impulsion nerveuse part de mon cerveau, pour passer dans mes yeux, aller dans mon regard qui se projette vers un miroir déformant, et en parallèle, va lire dans les pensées des hommes ? Ce processus me renvoie cette image de monstre féminin, à peine en vie.

Plus je regarde le miroir, un point fixe, plus ce point fixe se déforme, se contorsionne, se disloque, pour atteindre le stade obsessionnel, ultime et anxiogène de vermine. Je suis comme la vermine.

Autoportrait, F.Bacon

Je suis désarticulée, déstructurée, disséminée, déconstruite, défaite, comme un  tableau de Francis Bacon

Trois études dIsabel Rawsthorne Francis Bacon (1967) Nationalgalerie, Berlin

Je fuis les miroirs et ne supporte plus les yeux des hommes, qui sont aussi des miroirs, les miroirs de ma déchéance.

Tous mes échecs, toute ma vie faite d’échecs me tuent, viennent à bout de moi. Ces hommes qui me font disparaître de leur monde arrivent à leurs fins : ma disparition.

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Je n’ai plus d’appétit pour quoi que ce soit ; même expulser les mots, écrire ne me soulagent plus.

Si je disparais, comme Isabelle Huppert le fait dans “Villa Amalia”, si je me laisse mourir, dans la pénombre d’une cabane d’ischia, personne ne remarquera mon absence.

Combien de mois faudra-t-il pour découvrir mes restes, mes “remains”, ma ruine, ce qu’il reste de moi ?

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